Le point de vue de la photographe

Ma rencontre avec Frédérique fût tout de suite évidente tout comme notre réflexion artistique.

Elle, à travers l’écriture, et moi avec l’image ; et lorsque à la fin de notre séance photo, elle me confia son projet « Être beau », l’histoire de son origine et son envie de le réaliser avec moi, ce fût un cadeau qui eut une résonnance intime dans ma démarche de photographe. Puis vint la rencontre déterminante avec Jim à qui moi aussi, je voulais répondre : tu es beau.

« C’est quoi être beau » ?

En tant que portraitiste, j’affirmerai toujours que « c’est être soi », uniquement, profondément, même devant l’objectif, pour qu’il saisisse intuitivement le moment précis, ce fragment de secondes où l’on est soi-même, libre de toute contrainte de forme ou de projection. L’image n’est plus un diktat. Sans complexe, sans entrave, seul l’instant que l’on partage avec l’autre, le temps de la pose a de l’importance. Cet échange, je l’espère toujours euphorique et surtout, désinhibant.

Désentraver le handicap par le médium de la discipline artistique et sa pratique (la danse, le théâtre, le cirque, la musique) mais aussi lors de simples espaces récréatifs ou de loisirs, sportifs, seraient les lieux de rencontres privilégiés où j’aimerais saisir ce précieux instant ou l’on se libère enfin de son corps et de l’image que l’on en a, bonne ou mauvaise.

C’est là que l’on est vraiment beau, et non plus artificiellement séduisant par la seule apparence physique.

Comme un jeu, une expérience ou une occasion de se découvrir autrement dans le regard d’une photographe, en fonction de chacun et de ses envies, ces séances photos posées ou pas, seront des moments intimes, spontanés ou des instantanés pris au grès de nos rencontres, dans le cadre des ateliers et des différentes activités, avec toujours le même objectif : sublimer ceux qui souhaitent s’y prêter et j’espère grâce à cette expérience peut-être ne plus avoir à se poser la question : c’est quoi être normal ou beau ?   

Astrid di Crollalanza

 

L’origine du projet

Nous sommes dans la voiture. Je conduis. J’explique à Jim, onze ans, en le regardant de temps en temps dans le rétroviseur, pourquoi nous faisons des recherches génétiques sur l’origine de son handicap, histoire de justifier des prélèvements sanguins pas très agréables. Je lui explique le mot génétique. La polymicrogyrie, nom barbare mais plus précis qu’IMC (Infirme Moteur Cérébral) peut aussi venir d’un virus contracté durant la grossesse. Il me répond que c’est plutôt ça. « Moi j’étais normal dans ton ventre et tu as attrapé une maladie. » « C’est quoi être normal ? Lui dis-je immédiatement. »

— C’est être beau et pas baver !

Je bondis en serrant le volant.

— Mais tu es beau !

— Je suis moche et je bave.

Presque un an après cette conversation, Jim est opéré. On lui sectionne deux glandes salivaires et le changement est extraordinaire. Il passe d’une vie où le foulard qu’il porte en permanence autour du cou est inondé et changé toutes les heures, à l’absence totale de foulard. Il ne bave pour ainsi plus ou très peu et notre attitude est à la hauteur du miracle de cette opération. A aucun moment nous ne réalisons qu’il y a un gouffre entre cette réalité et la sienne. Pour lui, rien n’a changé. Ses camarades de classe continuent à le voir comme avant, comme un crapaud. Il y a probablement un immense décalage entre notre joie et ce qu’il vit qui n’a pas l’air d’avoir changé. Lui n’a jamais senti que son menton était mouillé. Il a seulement vécu le dégoût des autres. Après l’opération ils ne le prennent pas dans leur bras pour autant, les filles ne l’embrassent pas et n’ont pas l’air de s’apercevoir du changement. Ils continuent à le considérer de la même façon, abandonné au fond de la case dans laquelle ils l’avaient placé, un garçon qui n’est pas comme les autres. Si bien que ce décalage est une période étrange d’adaptation pour lui. On ne peut pas devenir « beau » du jour au lendemain. On continue à être l’image que les autres se sont fait de soi pendant assez longtemps. L’image qu’on finit par adopter comme étant la référence dans laquelle on se sent. On se ressent tel que les autres nous voient. Ils sont le miroir dans lequel chacun brise ses limites.

Me revient en mémoire une séance photo avec le grand photographe Bernard Matussière. Il doit shooter Selif Keïta pour la pochette de son disque et lui demande ce qu’il désire, comme on le fait habituellement avec tout artiste. Sélif lui répond :

— Fais moi beau !

Selif souffre d’albinisme et il a été rejeté toute sa jeunesse à cause des pouvoirs maléfiques qu’on attribuait à cette infirmité dans sa région d’origine. Selif est maintenant un musicien célèbre et comme tout artiste connu, il a le droit d’être photographié par ces grands artisans de l’image, et publié.

La conversation avec Jim me poursuit. Je vois bien la dictature de l’image que l’on subit. Ceux qu’on nous montre dans les journaux sont les valeurs de beauté avec lesquelles la société se construit. Petit à petit nous avons quitté … La vraie beauté qui est cet amour quand il n’est pas mesurable, comme le dit Krishnamurti. Pourtant ces femmes de la mode, anorexiques, malheureuses ne sont pas un exemple, ces photos toujours retouchées de personnes ayant subi maintes chirurgies esthétiques n’ont rien à voir avec la vraie vie, la vraie beauté des trait vieillissants, et surtout on ne cultive en rien ce regard merveilleux, miroir de l’âme qui émane de chaque être humain. La réalité de la gueule qu’on se fait a été remplacée par le culte de la gueule qu’on dissimule, qu’on botoxe, qu’on transforme, qu’on simule. Les êtres de ces papiers glacés sont glaçants. Hors de la vie.

Quelques temps plus tard, je rencontre Astrid, une photographe joyeuse à l’occasion de la sortie de mon prochain roman. Pendant la séance durant laquelle je dois prendre la pose, me vient une idée. A l’adolescence aussi, quelle que soit la tête qu’on a, le corps qu’on a, on se croit laid. Tout est une question de perception intérieure, mais si une photographe vous donne l’occasion de vous sublimer, d’exister dans l’écriture de votre image avec de la lumière… Alors peut-être que montrant soudain les êtres qu’on ne voit jamais comme des stars dans les magazines sous prétexte qu’ils sont différents, malades, handicapés, enfin bref, que leur enveloppe n’appartient pas à la bonne catégorie photographiable, on peut raconter la vraie beauté.

Le projet fait son chemin, l’envie d’écrire en racontant avec d’autres l’image qu’on a de soi, celle qu’on voit sur les photos. Et d’ailleurs est-ce la même ? Je me demande. C’est quoi Etre beau ? Tout comme je demandais à Jim, c’est quoi être normal ?

De son côté, Astrid qui avait essayé sans succès de mettre en place des séances dans une maison de retraite d’artistes, est très enthousiaste. Prête à inventer avec ses modèles l’univers qui les rendra heureux.